a pierre mongin 3 éve
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distinguer deux verbes : localiser, qui consiste à placer dans un repère orthonormé et se situer, qui consiste à inventorier et caractériser les interactions qui nous sont indispensables.
Bruno Latour invente une activité autour d’une boussole et de quatre questions, pour mettre en scène nos relations d’interdépendance avec notre environnement.
d'aprés Bruno Latour
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Philosophe, sociologue, pédagogue, Bruno Latour a abordé de nombreuses questions, en pratiquant l’immersion, l’écoute de spécialistes, la rencontre de professionnels ou d’artistes. Dans une série d’ouvrages récents, il nous invite à changer notre vision de notre rapport à notre planète en nous appuyant sur le concept «Gaïa».
Bruno Latour appuie sa démonstration sur La Métamorphose, une nouvelle de Franz Kafka. Le personnage principal, Gregor Samsa se retrouve brutalement changé en blatte. Le philosophe prend ses libertés avec l'histoire et poursuit l'allégorie avec un insecte qui appartient lui aussi à l'ordre des blattoptères. Le termite, ou plutôt les termites produisent eux-mêmes la matière de leur habitation. Elles fabriquent leur environnement. Elles vont où elles veulent... à condition de construire le tunnel qui y mène. La termitière est la production du termite, de ses congénères et de toute une partie de son arbre généalogique ! Elle est son horizon. Cette métaphore vaut pour le vivant sur la Terre.
Pour nous le démontrer, Bruno Latour s’appuie sur le travail de James Lovelock et en particulier sur l’« hypothèse Gaïa ». Ce sont les êtres vivants qui ont progressivement créé l’environnement qui leur convient. Nous ne sommes pas tombés dans une nature opportunément favorable. Des générations d’êtres vivants ont concouru à la formation de l’atmosphère et de l’espace dans lequel nous évoluons. Cet espace est appelé Gaïa ou la « zone critique ». Il occupe environ deux kilomètres au-dessus de notre sol, et deux ou trois au-dessous. C’est une construction progressive de générations qui nous ont précédés, depuis des millions d’années. Et cela vaut aussi pour le minéral, qui provient souvent de sédiments, comme la matière avec laquelle la termitière est construite.
Minéraux, végétaux, animaux... nous sommes tous embarqués dans le même espace, dans une relation d’interdépendance et de création commune et dans une logique de responsabilité partagée. Pour en faire l’expérience concrète, Bruno Latour a reconstitué des débats sur les enjeux environnementaux en donnant la parole aux acteurs humains ou non humains qui n’étaient pas représentés à la COP 21. Le
a ainsi mis en scène les plaidoiries des océans ou de groupes humains oubliés, alors que la COP 21 officielle ne donnait la parole qu’aux États.
Bruno Latour va plus loin, et développe le concept d’holobionte qu’il emprunte à Lynn Margulis. Nous pensons être des entités indépendantes, plongées dans un environnement. Erreur. Les frontières sont floues, les couches se superposent, bavent les unes sur les autres... Une grande partie de notre poids est constitué de bactéries, d’organismes sans lesquels nous ne pourrions vivre. Impossible de les considérer comme des entités extérieures.
L’holobionte est un assemblage entre un hôte et une multitude d’espèces qui vivent en lui et autour de lui. Comme Oogie Boogie dans l’étrange Noël de Monsieur Jack, ensemble grouillant d’insectes coordonnés ou, dans une moindre mesure, comme la créature du marais chez DC Comics, nous sommes un hamas de vies qui se superposent. Notre identité se construit sur une foule d’organismes différents. Bien malin ou plutôt bien ignorant qui croirait pouvoir trouver la frontière !
Comme la termite, nous avançons de proche en proche. Nous contribuons à la construction de notre environnement, qui à son tour rend possible notre existence. L’auteur s’agace des milliardaires entrepreneurs, qui imaginent qu’après avoir saccagé notre environnement, il suffira de s’enfuir sur Mars ou une autre planète, pour l’exploiter à son tour.
Ainsi, la guerre est déclarée entre les extracteurs qui assèchent les ressources et les ravaudeurs, qui réparent, vivent frugalement et veillent à préserver leur habitat. La distinction entre les uns et les autres n’est sans doute pas simple, mais elle illustre les luttes et les tensions à venir entre des visions et des principes d’action.
Bruno Latour fonde aussi son approche sur une critique de l’économie, non pas en tant que science sociale mais en tant qu’idéologie. Il s’en explique dans l’émission «
» de France culture. La période du confinement a vu des personnages qui à l’instar du fondé de pouvoir de La Métamorphose de Kafka, ont insisté sur l’importance d’une reprise économique et du retour au travail. Mais la période nous a surtout fait découvrir que l’économie n’était pas un horizon indépassable.
La critique de l’économie de Bruno Latour condamne une posture distante, appuyée sur un petit nombre de paramètres et qui prétend calculer l’intérêt d’une décision. Or, selon le philosophe, il est impossible de transformer en équation l’intérêt d’un holobionte ! Il compare cette posture au modélisme ferroviaire où l’on réfléchit sur des trains qui n’embarqueront jamais de voyageurs. « Si les vivants calculaient parfaitement, jamais ils n’auraient réussi à survivre ». Notre vie dépend d’une multitude d’organismes et si chacun de ces organismes calculait son intérêt au plus près, nous ne survivrions pas.
Bruno Latour nous invite aussi à redéfinir ce qu’est un territoire. On peut le circonscrire avec des abscisses et des ordonnées. Mais le confinement nous a montré que notre territoire était constitué de ce dont nous dépendons et de ce qui dépend de nous. Avec le numérique, en particulier, notre territoire prend des dimensions surprenantes. Nous l’avons découvert au cours des expériences de confinement : il est ce qui permet de répondre aux questions : « comment trouver à manger ? », « comment visiter mes proches ? »,... Nous devons donc distinguer deux verbes : localiser, qui consiste à placer dans un repère orthonormé et se situer, qui consiste à inventorier et caractériser les interactions qui nous sont indispensables.
Bruno Latour invente une activité autour d’une boussole et de quatre questions, pour mettre en scène nos relations d’interdépendance avec notre environnement. Lui qui a travaillé sur le théâtre, les arts plastiques ou la vidéo nous fait vivre l’expérience des liens qui nous construisent, et qui paradoxalement nous apportent de l’autonomie.
Cette prise de conscience doit nous inciter à atterrir, c’est-à-dire à rencontrer et à protéger ce dont nous dépendons. Il s’agit d’être attentif à ce qui est proche, non pas par la distance, mais parce que j’en dépends ou que ça peut me nuire.
L’émission
de février 2020 montre comment cette réflexion se construit dans des interactions autour de personnes issues d’environnements très divers : la vidéo, le cinéma, le théâtre, les arts graphiques, les sciences, le politique, etc. De ces rencontres, et d’une grande liberté dans les réponses que les étudiants peuvent apporter émergent des solutions, des mises en récit et en forme qui peuvent aider à prendre conscience et à faire émerger d'autres solutions.
Le travail de Bruno Latour est aussi très ancré dans l’expérience. La boussole nous pose des questions simples, comme
que le philosophe posait après un premier confinement en France, au premier semestre 2020.
Dans une intervention à l’Assemblée nationale des
, Cynthia Fleury nous rappelait que face au changement climatique, une éthique individuelle n’était pas suffisante. Impossible de croire qu’on sauvera la planète en triant nos déchets. Il faut une éthique collective, portée par des institutions et des choix politiques, et qui s’établit sur une responsabilité pour les générations futures. Mais le risque est de porter un discours illisible pour les citoyens et donc impossible à mettre en œuvre. Cynthia Fleury voyait en Bruno Latour une synthèse pertinente. Il faut une éthique collective, tournée vers le futur mais qui parle à chacun d’entre nous, et à notre histoire individuelle.
C'est l'esprit de ses interventions, inspirées des "cahiers de doléance". Dans une émission animée par Adèle Van Reeth, le sociologue (car c'est ainsi qu'il se définit) pose les questions de la boussole à des personnes éloignées socialement : "de quoi dépendez-vous ?" et "que pouvez-vous faire pour défendre ce qui vous fait vivre". En quelques heures à peine, les personnes se rapprochent sur des enjeux et des pistes d'action. Les discours sur l'anthropocène deviennent concrets.
Illustrations : Frédéric Duriez
Ressources :
Les livres de Bruno Latour-
https://www.decitre.fr/auteur/473151/Bruno+Latour
Sur les derniers livres de Bruno Latour et le concept de Gaïa ;
France culture — La suite dans les idées, émission de Sylvain Bourmeau — 30 janvier 2021 — invité : Bruno Latour et Deborah Bucchi
https://www.franceculture.fr/emissions/la-suite-dans-les-idees/de-proche-en-proche-avec-bruno-latour
Sur le parcours philosophique de Bruno Latour :
France culture — Les chemins de la philosophie - profession philosophe — émission animée par Adèle Van Reeth. invité : Bruno Latour 13 septembre 2019
Sur la pédagogie, la mise en récit et les liens avec l’art :
France culture — Soft Power — émission animée par Frédéric Martel 23 février 2020
Le site de Bruno Latour rassemble les articles qu’il a publiés, ainsi que quelques articles qui font référence à ses travaux :
http://www.bruno-latour.fr/fr.html
D'UN DILEMNE MORAL
D'UN PROBLEME PUBLIC